La cheffe d'orchestre finlandaise reprend << Pelléas et Mélisande >>, mis en scène par Katie Mitchell

Le Monde

Marie-Aude Roux

Sobre et raffinée dans son joli pantalon de lin blanc rehaussé d’un gilet en maille rose vif, Susanna Mälkki ressemble à l’héroïne poétique d’un film d’Ingmar Bergman, qui pourrait s’intituler « Portrait de femme un soir d’été » . La cheffe d’orchestre finlandaise rentre d’une longue journée de répétition à Venelles, dans l’un des studios dont dispose le Festival d’Aix-en-Provence, à 15 kilomètres au nord de la ville. L’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, qui assure la reprise du Pelléas et Mélisande de Debussy mis en scène par Katie Mitchell en 2016, n’est pas encore arrivé. C’est le temps du travail scénique avec les chanteurs. Susanna Mälkki ne raterait pour rien au monde ce passage de la musique et des mots dans l’incarnation des corps en mouvement. « C’est une œuvre d’une telle profondeur!, s’exclame-t-elle, encore transportée. Nous n’arrêtons pas de nous dire que nous avons une chance incroyable d’approcher cette musique qui brasse toutes les émotions humaines autour du mystère de la vie, de l’amour, de la mort. »

Pelléas est la deuxième production aixoise de la Finlandaise, après la magistrale création d’Innocence, en 2021, dernier opus lyrique de sa compatriote, la compositrice Kaija Saariaho, disparue en juin, à 70 ans. Le regard de la musicienne se fait grave. «Je pense à elle tous les jours, confie-t-elle. Je la considérais un peu comme ma grande sœur, et c’était aussi devenu une amie. Grâce à elle, j’ai fait mes débuts au Metropolitan Opera de New York en 2016, alors que son premier opéra, L’Amour de loin, entrait au répertoire dans la mise en scène de Robert Lepage.» Revenue au Met en 2022 pour The Rake’s Progress, de Stravinsky, Susanna Mälkki sera à nouveau à l’affiche la saison prochaine, avec le Fidelio de Beethoven. De nouveaux horizons, après un début de parcours consacré à la musique contemporaine.

Sensibilité exacerbée

En 2006, Susanna Mälkki est une quasi-inconnue en France lorsqu’elle devient, à 36 ans, la première femme nommée à la tête du très boulézien Ensemble intercontemporain (EIC), orchestre de chambre d’une trentaine de musiciens solistes cooptés par le patron fondateur de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam). La candidate à la succession de Péter Eötvös et David Robertson n’a jusqu’alors dirigé l’EIC qu’une seule fois, au Festival de Lucerne (Suisse), en 2004, mais son calme, sa détermination et son talent font l’unanimité et emportent l’adhésion d’un collège de personnalités présidé par Pierre Boulez.

« Nombre de choses importantes dans ma vie me sont advenues via les compositeurs, souligne-t-elle. Boulez et moi, on se comprenait: sur sa recommandation, j’ai été in- vitée très jeune par l’Orchestre de Chicago. Quant à Luca Francesconi, dont j’ai dirigé la création de Quartett d’après Heiner Müller, je lui dois ma première invitation à la Scala de Milan, en 2011. »

Six ans plus tard, la Finlandaise assurera, à l’Opéra de Paris, la première mondiale de Trompe-la- Mort, écrit par le compositeur italien d’après le sulfureux personnage balzacien de La Comédie humaine. Depuis, Susanna Mälkki est revenue dans la maison d’opéra parisienne toutes les saisons – Rusalka, de Dvorak (2019), Yvonne, princesse de Bourgogne, de Philippe Boesmans (2020), Wozzeck, de Berg (2022), puis, 1 l’année suivante, L’Affaire Makropoulos, de Janacek, déjà dirigé une é une dé- Bin 2024, elle cennie auparavant. Fin 2024, sera dans la fosse du Palais Garnier pour la reprise Tous la reprise de The Rake’s Progress, d’Olivier Py. Tous saluent la battue souple et claire de la fine musicienne blonde aux yeux bleus, son ardeur et sa générosité, son souci du détail, son sens de l’architecture formelle.

Susanna Ulla Marjukka Mälkki est née le 13 mars 1969 à Helsinki, dans une famille mélomane. «Il avait un piano à la maison, dont jouait ma mère. Mon père, qui avait beaucoup de vinyles de musique classique, chantait dans un choeur, raconte-t-elle. Mes deux frères aînés et moi avons naturellement fait de la musique. » La petite intrépide, qui n’a pas froid yeux, partage volontiers les Les jeux des garçons. Elle com violon, le piano. A l’âge de 8-9 ans, le violoncelle s’impose comme une révélation. « J’avais une vie intérieure assez riche et beaucoup d’imagination, se souvient-elle. Je pleurais souvent, facilement emportée par l’émotion. Cette sensibilité exacerbée m’est restée. »

Susanna Mälkki passe des diplômes (la Royal Academy de Londres, l’Académie Sibelius), des concours (concours national de violoncelle de Turku, en 1994), avant d’entrer, en en 1995, comme violoncelle solo à l’Orchestre de Göteborg, en Suède, où el où elle restera trois ans. Depuis longtemps, l’idée de la direction d’orchestre lui trotte dans la tête. « J’ai toujours su que je voulais faire de la direction mais j’ai résisté, reconnaît-elle. Je me disais que ce n’était pas pour moi, que ce serait trop difficile

Un premier signe survient que la jeune musicienne étudie encore à Stockholm avec le violoncelliste Frans Helmerson, dans l’ancienne école de la Radio Radio suédoise, que dirige alors le célèbre compositeur et chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen. «Un stage de direction avait été organisé pour nous, auquel je ne voulais pas participer, raconte-t-elle. Mais un prof m’a poussée sur le podium. Là, devant une dizaine de musiciens rassemblés pour jouer la Petite Suite de Carl Nielsen, i ressenti un choc. »

Il faudra encore quelques années pour que la jeune femme postule dans la classe de direction de l’Académie Sibelius, où officie le célèbre Jorma Panula, dont l’enseignement a produit une impressionnante lignée, d’Esa-Pekka Salonen au jeune Tarmo Peltokoski (qui vient de prendre, à 22 ans, la tête de l’Orchestre national Capitole Toulouse), de Jukka-Pekka Saraste à Mikko Franck (directeur musical du « Philhar» de Radio France depuis 2015), en passant par Sakari Oramo ou Osmo Vänskä. Sans oublier prodige Klaus Mäkelä (28 ans), actuel directeur musical de l’Orchestre de Paris, à qui viennent d’échoir deux ensembles de prestige dont il prendra la tête en 2027, le Concertgebouw d’Amsterdam et l’Orchestre symphonique de Chicago.

Projets wagnériens

«Les gens n’étaient pas spécialement accueillants, constate la cheffe d’orchestre. Mais Jorma Panula, qui n’était pas favorable aux fe femmes, m’a toujours respectée. » En 1996, Susanna Mälkki saute dans le vide et quitte son poste à Göteborg. Autour d’elle, on doute, on la met en garde. «La situation est différente aujourd’hui, mais je peux dire que je fais partie de celles qui ont défriché le terrain, argumente-t-elle. A l’époque, une femme sur un podium, c’était tout sauf mainstream et accepté par les institutions. » Mais la jeune femme s’accroche et devient en 2002 directrice artistique de l’Orchestre symphonique de Stavanger, en Norvège, puis de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki en 2016, poste qu’elles, les portes qu’en 2023. Entre-temps, les portes des grandes institutions se sont ouvertes, la mettant souvent dans une position de pionnière. «Ma stratégie a été de ne prendre aucun parti, plaide-t-elle. Je ne voulais pas que mon genre joue pour ou contre moi. Les orchestres sont des miroirs de la société: il a fallu des générations pour que les femmes les intègrent, puis pour qu’elles y occupent des postes importants. Etre chef reste malgré tout le symbole d’une position d’autorité et de pouvoir. »

La pandémie a offert à Susanna Mälkki son premier Wagner, à Helsinki. Une Walkyrie, suivie d’un deuxième acte de Tristan en version de concert. Pour cette lyricomane, qui consacre de plus en plus de temps à l’opéra, cela a signifie le bonheur d’une immersion totale dans la la musique: «Wagner possède la même magie que Debussy, remarque-t-elle. Ce sont des œuvres à la fois dangereuses et inévitables.» D’autres projets wagnériens se se profilent déjà à l’horizon 2025. Il faut dire que la Finlandaise, qui a gardé de ses années parisiennes un pied-à-terre au de la capitale, est libre comme l’air. Un air qu’elle essaie préserver en ne faisant pas cinq fois par an le tour de la planète.

C’est dans la musique qu’elle puise une spiritualité « qui n’a pas besoin de doctrine. Tout se passe dans l’échange d’énergie, en contact direct avec le cœur et l’âme. Mais qui s’intéresse à l’âme, aujourd’hui? On parle d’économie, d’écocatastrophe”. Peut-être faudrait-il renverser les choses, et plutôt que de rassembler nos forces contre les industries, les employer à faire en sorte que les oiseaux continuent à chanter.» Un vol de choucas approuve, qui qui bientôt s’endormiront dans les les grands platanes du cours Mirabeau.

Entre l’amour l’amour contemplatif des grands grands paysages de sa Finlande natale et le tambour cosmopolite des grandes villes, Susanna Mälkki bat une mesure esure à deux temps. «J’ai besoin des deux, murmure-t-elle. Je retrouve à Helsinki, le calme et le temps de la réflexion. Mais quand je reviens à Paris, j’ai l’impression de respirer à nouveau. Nous, artistes, avons le devoir de transmettre une flamme. C’est à la fois un privilège et une responsabilité.»

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