Directrice musicale de l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki et cheffe invitée principale de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles, Susanna Mälkki fait l’événement avec la parution d’un disque exceptionnel consacré à des oeuvres de Bartók pour le label suédois Bis (récompensé d’un Joker de Crescendo Magazine). Alors qu’elle sera en concert en Belgique en octobre prochain, dans le cadre de la Présidence finlandaise de l’Union Européenne, la cheffe répond aux questions de Crescendo Magazine.

Crescendo Magazine

Pierre Jean Tribot

Vous venez d’inaugurer une série d’enregistrements dévolus à des partitions de Béla Bartók. Pouvez-vous nous parler de ce projet ? 

Il s’agit de la conjonction de plusieurs éléments dont l’addition heureuse débouche sur ce projet. En premier lieu, je dois mentionner mon profond amour pour la musique de Bartók et le sentiment qu’il y a encore du travail à faire pour faire connaître son génie musical ! J’étais si heureuse que le label Bis partage ce même ressenti lorsque nous avons parlé d’un répertoire à enregistrer… Deuxièmement, ce sont mes premiers enregistrements avec l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki ; travailler dans la perspective d’une série faisait sens. Je peux vous annoncer qu’il y aura ainsi trois enregistrements dévolus aux oeuvres de Bartók. Enfin, ces partitions permettent à l’orchestre de briller réellement et elles sont également importantes dans l’histoire de la musique.

Comment voyez-vous la place de Bartók dans l’histoire de la musique ? 

Je pense que son temps viendra et il sera reconnu comme un des plus grands. Mon impression est que le grand public pense encore que sa musique est trop ”moderne” pour lui, mais sa musique a tellement de profondeur, de jouabilité, de virtuosité ou de musicalité pure qu’elles seront les pierres angulaires du répertoire du XXe siècle.

Est-ce qu’il y a un lien entre Bartók et Sibelius ?

Je pense qu’il est intéressant d’envisager ces deux compositeurs comme des artistes de leur époque qui étaient parfaitement conscients de ce qui se passait mais qui ont choisi de rester originaux, de rester fidèles à leur propre langage musical et de le faire évoluer à partir de leur propre idiome. Et malgré cela -ou précisément à travers cela- ils ont tous deux grandement contribué à l’évolution de la musique classique et orchestrale -Bartók avec l’harmonie et le rythme, et Sibelius avec l’architecture et la forme.

En écoutant votre enregistrement du Prince de Bois, il me semble que vous pensez davantage aux sortilèges sonores de la musique française (Ravel et Debussy) qu’à l’opulence orchestrale inspirée par un Richard Strauss. Est-ce que cette impression est erronée ? 

C’est Intéressant ! Je n’ai pas fait un choix conscient dans ce sens, mais cet élément était important pour moi. Je voulais faire entendre la richesse des détails, la lueur des couleurs, et une certaine transparence était dès lors nécessaire. Le Prince de Bois est à l’origine un ballet et je voulais qu’il y ait aussi de la grâce …. Un autre élément, qui peut surprendre mais qui affecte l’image sonore, réside dans l’acoustique du Helsinki Music Center. Elle est très ”digitale” et elle ne souligne pas de la même manière ”l’épaisseur germanique” dont ce même orchestre dispose certainement aussi !

Les interprétations des grands chefs d’orchestres du passé (Solti, Dorati, Boulez) vous inspirent-elles ? 

Absolument ! Il est particulièrement intéressant d’observer les différentes approches. Ils mettent tous l’accent sur des aspects différents et c’est une indication de la raison pour laquelle Bartók est un grand compositeur car sa musique offre une quantité infinie de possibilités interprétatives.

Cet été, dans le cadre du Festival d’Helsinki, vous allez diriger les gigantesques Gurrelieder d’Arnold Schönberg. Dans une carrière de cheffe c’est un événement du fait de la masse de l’effectif instrumental et vocal à réunir. Comment allez-vous préparer ce grand défi musical ? 

C’est bien sûr un projet d’envergure et les forces musicales sont exceptionnellement grandes. Je suis très heureuse d’avoir cette opportunité car c’est un luxe rare et, en même temps, une perspective de travail merveilleuse. Du point de vue pratique, puisque toutes les proportions et dimensions sont tellement grandes, la partie ”direction d’orchestre” (c’est-à-dire guider la méga-équipe vocale, instrumentale et chorale) devient, elle aussi, différente du travail quotidien. Les répétitions seront différentes et acoustiquement cela peut être, au début, déroutant pour tout le monde puisque les distances entre nous seront si importantes. Nous devons prendre le temps nécessaire aux ajustements ; mais je suis sûr que la beauté de la pièce transformera cette expérience musicale dans une dimension jamais expérimentée auparavant !

Dans le cadre de la présidence finlandaise de l’Union Européenne, vous serez en concert en Belgique avec votre Orchestre Philharmonique d’Helsinki. Comment voyez-vous ce rôle d’ambassadeur culturel ? 

Nous sommes très honorés d’effectuer cette tournée à cette occasion, et même quand nous sommes en déplacement sans contexte politique, nous sommes en quelque sorte des ambassadeurs, comme vous dites. Je pense que ce rôle est important : nous sommes un petit pays, un pays assez jeune même, mais nous avons une riche culture que nous sommes fiers de partager. Je pense que ce genre de message culturel et non mercantile est extrêmement important, surtout dans la société d’aujourd’hui où tout devient de plus en plus artificiel, technologique et envahissant.

Lors des concerts à Bruxelles et à Bruges, vous allez interpréter la célèbre Symphonie Nr.5 de Jean Sibelius. Jouer Sibelius en tournée est-il une obligation pour le Philharmonique d’Helsinki ? 

Parler d’obligation ressemble un peu à une tâche négative, donc ma réponse est non ! Ce n’est pas une obligation mais c’est un privilège ! Sibelius est le compositeur le plus connu de Finlande, donc oui, il est un choix évident, mais en même temps il nous est très souvent demandé par les organisateurs. Avec le Philharmonique d’Helsinki, il y a aussi un élément supplémentaire car cet orchestre était l’orchestre de Sibelius ! Il a créé tant de ses œuvres et collaboré si étroitement avec lui qu’il serait hors de question de le contourner dans une programmation.

En première partie du concert, il y aura une chorégraphie sur le Concerto pour violoncelle de Bernd Alois Zimmermann. En quoi ce projet est-il révélateur de votre travail avec le Philharmonique d’Helsinki ? 

Le projet Zimmermann a été créé pour la première fois à Los Angeles et représente quelque chose que je trouve extrêmement important et fascinant : l’interdisciplinarité ! C’est une rencontre et un rassemblement de différentes formes d’art. Par exemple: amener le public de la danse dans la salle de concert, donner aux danseurs la possibilité de jouer et de partager la scène avec de la musique orchestrale “live” (les danseurs ont été tellement pris par l’énergie des musiciens et vice versa), apporter un élément théâtral dans un concert, en plus de présenter une partition fantastique et rarement jouée (qui plus est, écrite à l’origine pour être un ballet!) par un compositeur très significatif, trop peu programmé…. Le Philharmonique d’Helsinki est un orchestre très polyvalent et ouvert d’esprit, je suis très fière d’eux dans ce sens aussi.  Ce genre de collaboration ouvre toujours plus d’espace mental aux artistes et au public. Et à propos ambassadeur culturel : le chorégraphe Tero Saarinen est un artiste finlandais fantastique dont j’ai suivi le travail avec une grande admiration pendant très longtemps.

Vous êtes très proche des compositeurs contemporains que vous défendez sans relâche. Qu’est-ce qui vous attire dans la musique de notre temps ?

Je pense qu’avec la musique contemporaine nous sommes à la source de tout ! Les compositeurs de notre temps m’apparaissent comme des guides : ce sont les compositeurs qui font avancer la musique avec leur créativité et leurs idées. Il est beaucoup trop facile de l’oublier car la plupart des concerts reposent sur notre familiarité avec des oeuvres des compositeurs du passé, mais la véritable ”création” (et j’aime le mot ”création” dans le contexte musical en français) est ce sur quoi devrait toujours porter la musique vivante : donner la vie à quelque chose de nouveau.